eh, toi, qu'est-ce que tu viens faire par ici ? Le campement il y est arrivé tout gamin, tout petit. Il avait cinq ans, et il ne se souvient de rien presque tant il est persuadé avoir tout vécu ici. C'était rare, et ça l'est encore, une maladie comme ça, à cet âge. Une visite médicale à l'école et hop, après examens approfondis, ils lui ont trouvé un cœur cassé, défectueux. une insuffisance cardiaque de classe 2. C'était trop, à l'époque, et ça l'est encore, pour ses parents. sa petite maman et son rond papa, un peu hippie, un peu bohème déjà, qui ont décidé de quitter la ville, même petite, pour le campement. Ils voulaient de l'air, du vrai, du pur. Ils voulaient qu'il grandisse entouré de choses réelles, ils pensent que ça l'aide, la nature, à aller mieux. Mais ils ne sont pas allumés, ils savent que ça ne suffit pas, alors ils ne manquent pas de lui rappeler chaque jour de prendre ces médicaments qui trônent sur sa table de chevet comme s'ils le narguaient.
d'où tu nous viens, tu faisais quoi avant ? parle nous un peu de ta vie avant. Sa vie avant, elle est tellement loin qu'il doute en avoir eu une. Aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours vécu au campement. Ses parents lui ont dit, qu'avant, il avait une voiture télécommandée, comme les autres enfants. Un truc qui marchait avec des piles et une manette et coûtait très cher. Un truc auquel il ne penserait même pas aujourd'hui.
et tu comptes rester encore longtemps ici, ou c'est juste pour une petite durée ? Il y restera encore, peut-être jusqu'à vingt, peut-être jusqu'à trente ans, et puis il partira, car il a déjà goutté aux rues fumantes, déjà touché leurs écrans et pressé leurs boutons lorsqu'il se rend à l’hôpital. Il voudra découvrir la vie, la fausse comme diront certains d'ici, la plus facile et la plus superficielle des vies. Et puis, peut-être, à quarante, ou à soixante ans, il reviendra, dégoutté par la folie des hommes et leurs machines, ou pour retrouver la force et la vitalité que donnait la nature, autrefois, à son vieux cœur malade.
tu fais quoi de tes petites mains sinon ? de ses petites mains il fabrique le bruit, lorsque ses petits doigts, ces dix petits travailleurs, viennent glisser et frapper sur les cordes de la guitare qu'il s'est fabriquée plus jeune. Avec un peu de bois, un couteau bien aiguisé, beaucoup de patience, des heures passées dessus, des coups de gueules, des énervements quand la coque était toujours trop ceci ou pas assez cela, quand le son n'était que des cris, il a bien failli arrêter et en acheter une, tout simplement. Elle est laide sa guitare, certes, car elle est brute, avec ses défauts; son bois n'est pas peint, pas poli, mais elle carillonne, et c'est le principal. Il modèle, il taille, il façonne. Il fabrique les meubles avec le bois, en faisant attention de ne pas prendre plus qu'il n'en faut, et d'utiliser les restes, ces morceaux de trop, pour en faire de la décoration, et ne rien gaspiller.


Jude il a un cœur, comme tout le monde. Son cœur, il est rempli de toutes sortes de choses. Il est rempli avec de l'amour, bien sûr, parce qu'il aime des tas de choses. Il est plein de passions, fugaces comme bien ancrées. Il est passionné, par exemple, par le toucher du bois. Ça c'est ancré. Le bois, sa chair et ses traits irréguliers qui lui lissent les paumes, et son écorce qui sent tout autour du campement. Qui ne dirait pas que l'odeur de la foret est une des plus merveilleuses choses qui soient ? Il est passionné, par exemple, fugacement par l'oiseau qui s'envole, loin d'ici, loin du campement. Peut-être s'en va-t-il pour une ville où l'on ne dort jamais. Ou pour un endroit chaud, très chaud, comme les plages du Brésil ou les cafés de Paris au moins de juin. Jude il rêverait un jour de s'envoler lui aussi loin du campement pour battre des ailes au milieu d'un immense pigeonnier. Il sait qu'il risque d'y rencontrer des rapaces et de sombres corbeaux, mais il voudrait prendre le risque, car il sait que de toutes façons, il reviendra. Le risque, il aime ça, aussi. Jude il a un cœur rempli de toutes sortes de choses. Il est rempli de la maladie, aussi. Un jour on lui a trouvé un problème, un truc qui cloche ; une insuffisance cardiaque qu'ils ont dit. Depuis jusque là où commence sa mémoire, on lui a toujours dit
Jude, fais attention, c'est dangereux pour toi.
Jude, ralentis, c'est dangereux pour toi.
Jude, n'oublies pas d'aller chercher ton traitement. et prends le bien comme on te le dira.
Alors Jude, ça l'énerve un peu. Pas toujours, mais parfois. Il sait que c'est vrai, mais qu'il y a pire. Il survivra longtemps, très longtemps, s'il fait attention. Il relativise plus que ses parents. Il n'a jamais connu d'autre vie, pas jusque là où commence sa mémoire en tout cas. Il ne s'inquiète plus, sauf si ça fait mal. Parfois il oublie, il se croit invincible, alors il grimpe à l'arbre le sourire aux lèvres sans avoir peur de tomber.
Jude il a le cœur rempli d'aventures rêvées et vécues. La nuit, il ne dort pas, il prend une lumière, trouve quelqu'un à persuader de le suivre dans sa folie, et il va se baigner au lac. Il fait des choses un peu folles, un peu dangereuses, mais jamais trop, car il fatigue vite. Il veut ressentir des trucs, pas frôler la mort.
Jude c'est un gentil garçon. Mais ce n'est pas un froussard, ce n'est pas le genre qui se laissera marcher dessus. Jude il a des amis, il les aime eux aussi.