eh, toi, qu'est-ce que tu viens faire par ici ? et qu'on lui demande plutôt pourquoi il n’est pas ailleurs, pourquoi il n’est plus dans ce monde qu’il voulait respirer à s’en encrasser les poumons, boire à s’en faire pourrir le foie et contempler à s’en brûler les rétines. Parce qu’il s’en est brûlé les rétines, que des cités aux mille lumières et des routes aux innombrables paysages il ne reste qu’une odeur âcre d’essence et de fumée. A quoi sert un monde merveilleusement autre si on ne peut pas le voir, s’il est source de tous nos malheurs et de toutes nos rages ? Ren ce n’est pas tous ces citadins qui viennent pour une belle vie en communion avec la nature. Il revient pour ces chemins qu’il connaît si bien qu’il peut les parcourir les yeux fermés, pour ces senteurs d’arbres et de lacs qui le font se sentir normal. Tant pis pour ces aurores à présent interdites. On s'en fout que le ciel soit vert, doré ou rose, les hautes lumières c'est cette vie, c'est sa vie, son foyer peut-être. Et lui qui pensait l'espoir ailleurs, dans les soleils de la ville, il s'est gouré et pas qu'un peu, clébard piteux qui revient la queue entre les jambes. Il paraît que les animaux errants ça retrouve toujours le chemin de la maison. Mais c'est que l'univers a horreur du vide, d'atomes ou de cœur, tout doit être équilibré. Chacun doit retrouver sa place, auprès de l’autre moitié de l’atome, celle qu’on ignore et qu’on fait pleurer. S'il faut pour cela renoncer au monde, ainsi soit-il. Les hautes lumières. Alea jacta est.
d'où tu nous viens, tu faisais quoi avant ? parle nous un peu de ta vie avant. Au commencement étaient les lumières et les lumières étaient en Dieu, et les lumières étaient Dieu. C'était une religion que cette montagne, cette vie, ces compagnons de route. La foi il l'a eue parce que c'est comme ça qu'on l'a élevé. Avant Ren il était là juste parce qu'il ne savait pas où il pouvait être, parce qu'ici la vie c'était sucré comme les lèvres de Néa et les seules blessures de ce monde étaient les griffures des branches à courir trop vite dans les bois. Qu'est-ce qu'il faisait avant Ren ? Ses valises. Il a pris la tangente comme ça parce que le monde est un tambour battant qui appelle au combat. Le combat c'est pas pour les faibles. Dieu sait qu'il n'a pas été faible Ren, il a parcouru ces avenues maudites par la nature et s'y est trouvé presque chez lui. Presque. De boulot en boulot, de village en ville en métropole et finalement la mégapole. Elle était belle en un sens cette jungle-là. Peut-être pas aussi belle qu'une blonde mais on ne donne pas son royaume pour une femme. Qu'est-ce qu'il faisait avant Ren ? Le con. Mais un con qui court vite. Il a couru, couru, avec derrière lui ces mecs en uniforme qui ne lui ont pas tiré dans le dos parce qu'il était blond aux yeux bleus. Il a couru au mauvais endroit et ce sont des choses qui arrivent dans la vie. Local électrique, ils y disent quoi ? Danger de mort. Tant pis, la vie est un danger de mort. Qu'est-ce qu'il faisait avant Ren ? Il tentait la Camarde. Au commencement étaient les lumières et les lumières étaient en Dieu, et les lumières étaient Dieu. Et lui est devenu athée. Enfant du noir. Qu'est-ce qu'il faisait avant Ren ? Il observait le monde d'un œil méprisant, cet œil qu'il a toujours mais qui n'observe plus ni ce ciel ni cette terre.
et tu comptes rester encore longtemps ici, ou c'est juste pour une petite durée ? faut pas se mentir à soi-même. Les hautes lumières on peut en partir oui mais si on y revient, plus jamais on ne les quitte à nouveau. Pas que ce soit une drogue, pas que ce soit une prison - et encore, demandez donc - mais la vie ailleurs est si excitante, si exténuante. On goûte aux fumées de la civilisation, on se fait un cancer du poumon et on revient à ses racines sinon c'est la récidive. Et puis il va aller où de toute façon ? Nulle part c'est tout. Là entre ces arbres, ces lacs, ces montagnes, ces paysages trop parfait à s'en arracher les yeux puis les cordes vocales de hurler son ennui de la nature magnifique, là, il y restera toujours. On naît ici et par chance ou par malheur on meurt ici, là où les vagues nous ont ramené. Et ici... Ici il y a Néa. Ce n'est pas rien ça. C'est tout. Il y a de quoi se remplir une vie ou même vingt.
tu fais quoi de tes petites mains sinon ? il en a fait des choses avec ses mains mais maintenant c'est l'éclopé. De ses mains il tient ses clopes. Ça il sait encore faire y a pas de problème, même si trop souvent la flamme du briquet lui brûle le bout des doigts, ça fait un peu mal mais jamais aussi mal que l'idée qu'il ne sert plus à rien. De ses mains il n'ose pas tenir une canne, pas ici, pas dans son berceau. Il se tient droit et marche seul là où tout a commencé et tout finira parce que c'est important. De ses mains il caresse l'écorce des centenaires, amadoue la surface des lacs, flatte les branches des conifères. Ses petites mains... Oh pas si petites que ça, loin d'être aussi petites que celles de Néa quand il les serrait dans sa paume. Eh bien ces petites mains lui sont plus utiles maintenant que jamais, pourtant elles sont plus inutiles aux autres qu'à aucun autre moment de sa vie. Tout ce qu'il peut faire c'est trainer et, dans la ville voisine, proposer aux gens de leur faire traverser la rue pour qu'ils se sentent gênés. La société pourrait bien se passer de ce qu'il est devenu.


Ouvre les yeux.
Ouvre les yeux Ren.
Regarde les hautes lumières.
C'est beau ici, vos visages s'illuminent de vert, de doré et de rose, les étoiles n'ont l'air d'en vouloir à personne, elles ne brûlent pas elles brillent. La nuit même a une odeur de vie, on s'écorche les yeux à distinguer les silhouettes que la lune essaie de cacher. C'est pas grave, c'est beau ici.
Ouvre les yeux.
Dieu qu'il est royal de pays. Les rois laisseraient derrière eux trône et château s'ils avaient connaissance des hautes lumières.
Tu es prince elle est reine. Royaume de pacotille, de rien du tout ? Qu'importe. Une couronne de poussière, une couronne de feuilles, une couronne de baisers ou de fumées. On s'en fiche, la royauté est dans ce sang fouetté par le vent du nord.
Ouvre les yeux.
Tu es bien ici Ren, la vie n'est jamais dure. Qui peut dire ailleurs que la vie n'est pas dure ?
Ouvre les yeux.
Tu ne l'entends pas t'appeler ? La ville. Le monde. L'inconnu. L'infini. Bien sûr que la Terre peut être infinie, elle est ronde, il suffit d'en faire le tour encore et encore sans s'arrêter jamais. S'arrêter c'est mourir. Tu es un requin maintenant.
Ouvre les yeux.
Cette odeur de gasoil et de poubelles, ce tapage diurne et nocturne, cette foule d'étrangers dont chacun a une vie s'étendant comme une toile d'araignée. C'est ignoble. C'est magnifique. Tu adores ça.
Ouvre les yeux.
Tu ne l'entends pas t'appeler la nuit quand tu regardes la lune, cette même lune qu'elle voit ?
Ouvre les yeux.
Pourquoi est-ce que chaque fille a l'air blonde ? Pourquoi est-ce que chaque blonde lui ressemble et pourtant est trop différente d'elle ? Pourquoi est-ce que quand tu y penses tu ne vois que ses larmes et plus ces sourires ? C'est quoi ces regrets ? Dans la vie y a pas de regrets.
Ouvre les yeux.
Cette odeur ce tapage cette foule c'est ignoble c'est magnifique. Ça te donne envie de vomir.
Mal du pays.
Mal de Néa un peu.
(beaucoup)
Ouvre les yeux.
Tu cours aux trousses du diable.
Éclair de lumière, trop de volts dans ton corps, pas de lumière au bout du tunnel.
Ouvre les yeux.
Ouvre les yeux Ren.
Ouvre les yeux je te dis putain.
Ah mais oui ils sont ouverts merde. T'as une pupille qui coule un peu dans ton iris. La gauche. Elle est plus entièrement ronde elle déborde un tout petit peu. C'est inhabituel mais pas aliénant.
Et toi tu vois rien. Rien de rien. Nada. Néant. Quelle merde.
Tu hurles. Tu cries, t'époumones, t'exploses les cordes vocales. La rage. Ils voient tous encore et pas toi.
T'as jamais été un ange, jamais vraiment été un mec sympa.
Eh ben qu'on dise un truc, les estropiés ne sont pas automatiquement des saints. C'est pire même.
Tu peux frapper les murs si tu veux ils ne réagiront pas, leur mère leur a toujours dit de ne pas frapper les handicapés.
Ouvre les yeux.
T'es à la case départ. Tu le vois pas mais tu le sens quand même. Comment tu as fait jusqu'ici pour vivre ailleurs ? Dans ta valise t'aurais dû prendre Néa, peut-être que t'aurais moins fait le con.
Allez, ouvre les yeux mon grand, tu l'as cherché.